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This is what Happens in Orangeville

un peu comme la vie

Robert Wallace

L’annonce de la présentation au deuxième Festival de théâtre des Amériques de This is what Happens in Orangeville, un spectacle du DNA Theatre de Toronto, n’a guère retenu l’attention des médias torontois. Seul Ray Colongue, du Globe and Mail, s’est donné la peine de mentionnner la chose, signalant que  « DNA fait un travail marginal intéressant que presque personne ne voit ». Il aujoutait que le choix de cette pièce illustrait « le dilemme des festivals », et précisait ainsi sa pensée : « On ne sait si l’on doit féliciter Marie-Hélène Falcon et ses collaborateurs (...) pour la diligence dont ils ont fait preuve en allant voir ce spectacle, ou leur reprocher de ne pas avoir choisi une production plus représentative du théâtre torontois. »

Si la situation actuelle du DNA Theatre illustre sans contredit un dilemme, ce dilemme n’est certainement pas celui du Festival de théâtre des Amériques, comme en témoigne l’accueil réservé à ce spectacle à Montréal : le jury du F.T.A. a décerné à Orangeville un prix pour l’expérimentation en écriture théâtrale, et le public, bien que ses réactions aient été partagées, a respecté le sérieux de cette exploration des formes théâtrales en assistant en grand nombre aux représentations. En réalité, l’allusion de Conlogue au « dilemme des festivals » trahit à la fois une incompréhension des buts du F.T.A. et un présupposé sur la « représentativité » qui est naïf, voie utopique. Aucune pièce ne peut à elle seule représenter toute la diversité stylistique du théâtre torontois d’aujourd’hui, pas plus qu’une production ne pourrait à elle seule représenter l’état du théâtre québécois. La « diligence » dont ont fait preuve les organisateurs du F.T.A réside dans leur compréhension de cette réalité, et dans leur décision de rechercher non des emblèmes nationaux mais des exemples des innovations actuelles dans la pratique théâtrale. Ce choix d’Orangeville est une marque de courage, étant donné l’obscurité du DNA Theatre, et mérite des éloges plutôt que des reproches.

Les vrais problèmes auxquels fait face le DNA Theatre, et les motifs de l’entrefilet ambivalent de Conlogue, n’ont rien à voir avec les décisions du F.T.A. ni d’aucun autre festival; malheureusement, cependant, ils ne sont évidents que pour ceux qui connaissent bien l’état actuel du théâtre au Canada anglais. De plus en plus, des compagnies telles que le DNA Theatre sont reléguées aux marges de l’activité théâtrale où, trop souvent, elles meurent par négligence. « Presque personne ne voit » le travail du DNA parce que la majorité des critiques passent son existence sous silence; Conlogue lui-même n’avait pas vu Orangeville lorsque ce spectacle a été sélectionné pour le F.T.A., et la pièce n’a été critiquée dans aucun des médias torontois, les deux autres quotidiens de la ville y compris. Les raisons de cette situation sont simples, bien que leurs ramifications soient complexes: les critiques des quotidiens sont attirés par les productions des lieux à vocation « grand public » tels que le CentreStage (le St. Lawrence Centre) et le Tarragon Theatre, dont la réputation bien assise est soutenue non seulement par des subventions considérables des gouvernements et des entreprises, mais aussi par une « courroie de transmission : médiatique qui valorise leurs productions comme étant plus importantes que le travail des compagnies moins connues. Cela a engendré un cercle vicieux pour les nouveaux groupes et les groupes expérimentaux, qui ont besoin de l’attention des médias à la fois pour attirer des spectateurs et pour obtenir l’aide financière qui accompagne l’attention des critiques, sinon leur approbation. Subsistant sans les subventions de fonctionnement qui pourraient les aider à faire une promotion adéquate de leurs spectacles, ces compagnies quêtent de maigres subventions de projet qui, d’ordinaire, ne couvrent guère plus que la location du lieu de représentation. La simple production de leurs spectacles est un exploit pour ces troupes; le fait que leur travail soit souvent plus stimulant que celui du théâtre grand public, plus solvable, est une âpre ironie qui mérite qu’on s’y attarde.

C’est certainement là le cas du DNA Theatre qui, depuis 1982, a produit treize spectacles dans presque autant de lieux, avec des budgets infimes qui ont fait de l’innovation une nécessité, et de l’obscurité un fait accompli. Les neuf premiers de ces spectacles étaient axés sur l’oeuvre d’Erza Pound, une obsession personnelle de Hillar Liitoja, l’impétueux directeur artistique dont l’approche innovatrice de la création théâtrale lui fait joindre les rangs d’ « expérimentateurs » contemporains tels que Tadeusz Kantor, Jan Fabre et Richard Foreman. Dans ces spectacles et les presentations postérieures de Liitoja, le texte n’est pas tant représenté qu’entrelacé dans un spectacle environnemental où tous les systèmes de signification théâtrale sont mis en question par leur juxtaposition inusitée. La structure de la représentation est « orchestrée » plutôt qu’écrite, en ce sense qu’elle est construite comme une pièce musicale complexe dans laquelle le ou les textes parlés sont visuellement représentés à côté des autres éléments de la production (musique, mouvement, éclairage, effets spéciaux, etc.) sur de gigantesques feuilles qui ressemblent à des agrandissements de partitions d’orchestre. Cette mise en parallèle sur le papier indique la simultanéité de tous les éléments, tout comme elle révèle les structures répétitives que ces éléments créent inévitablement. Si la partition est en soi linéaire, l’évocation visuelle qu’elle fait des niveaux multiples de représentation suggère l’effet de mosaïque de l’événement théâtral qui en est issu. Le spectateur se voit offrir simultanément une diversité de points d’attraction qui se concurrencent l’un l’autre pour gagner l’attention. Bien que cela soit fatalement déstabilisant pour un public habitué au déroulement linéaire d’une production où le texte a préséance, ce n’en est pas moins libérateur pour ceux qui s’intéressent à l’exercice d’une plus grande liberté perceptuelle dans le cours d’un événement théâtral. Tout simplement, avec tant de choses qui se passent, on autorise (on force?) les spectateurs à choisir ce qu’ils regardent ou écoutent à tout moment de la représentation. Et dans la mesure où les spectateurs sont d’ordinaire dispersés dans l’aire de jeu et souvent autorisés à se déplacer (par opposition à leur maintien dans un rapport fixe, inaltérable à la scène), ils peuvent également décider de l’endroit où regarder et, dans bien des cas, de la perspective dans laquelle le faire.

Si cette pièce plus récente diffère des spectacles sur Pound en ce qu’elle a été écrite par Liitoja lui-même et est centrée sur un événement réel – l’assassinat de deux enfants à Orangeville, en Ontario, par un adolescent de quatorze ans en 1984 – , sa structure est typique des présentations antérieures du metteur en scène; mais, par surcroît, elle se sert de la situation théâtrale pour interroger la forme et la nature du contrôle « sociétal », et particulièrement de l’établissement et du maintien de ce contrôle par des institutions telles que les « autorités » médicales. Pour ce faire, Liitoja fait travailler en antagonisme le spectacle et le processus d’enquête rationelle qui en est le coeur même – l’interrogatoire de l’assassin, Paul, par le Dr Saunders, un psychiatre convaincu de pouvoir mettre le doigt sur un motif à ce crime. La nature fondamentale de ce processus dans l’événement théâtral et, paradoxalement, sa non-pertinence sont toutes deux signifiées proxémiquement: bien que l’interrogatoire se déroule au centre de l’aire de jeu, où un rectangle d’ampoules électriques nues descendant du plafond encadre le fauteuil et le lit qui occupent la chambre de Paul dans un établissement psychiatrique, il est entouré d’événements qui sont fréquemment  beaucoup plus sollicitants – souvent, ironiquement, en raison de leur irrationnalité apparente. Ce paradoxe est communiqué en outre par les directives que reçoit individuellement chaque spectateur avant d’entrer dans l’aire de jeu: « Asseyez-vous n’importe où, sauf dans le fauteuil »; « sentez-vous libre de vous déplacer. » Ainsi, le degré  de compréhension par le spectateur de « ce qui se passe à Orangeville » dépend non seulement de l’endroit où il s’assoit, mais aussi de son désir de se déplacer ou de changer de siège. Défiera-t-il la convention théâtrale pour se promener dans la salle, à la recherche des expériences différentes d’ « Orangeville » que présentent les personnages? Ou s’inclinera-t-il devant l’autorité de la pratique théâtrale traditionnelle? S’il se déplace, sa liberté n’en demeure pas mois contrôlée: il ne peut pas s’asseoir dans le fauteuil qui dénote la position privilégiée du psychiatre.

Puisque ce que l’on voit et entend dans le cours d’un représentation d’Orangeville dépend de l’endroit où l’on s’assoit, il est difficile d’évaluer la production en fonction de critères conventionnels: ici, l’adage selon lequel chacun voit un spectacle différent est à prendre au pied de la lettre. Et le spectacle semble en effet conçu pour exposer au public la relativité du jugement humain, dans la mesure où il permet une diversité de points de vue sur le sujet central, chaque point de vue étant influencé par le contexte social créé par les spectateurs et acteurs avoisinants. Le fait que Liitoja dissémine dans le public de faux spectateurs qui dévoileront leur indentité dans des interventions violentes ou comiques vient ajouter à la confusion, et estompe les frontières de la capacité critique tout en mettant en question les idées reçus sur la réalité sociale et artistique. Cela rent le spectacle déstabilisant pour certains, exaltant pour d’autres. Il s’ensuit que, selon la personne à laquelle on s’adresse, Orangeville était un spectacle assommant, brillant, ou se situait quelque part entre les deux – un peu comme la vie.

traduit par Jean-Luc Denis
Jeu #46